資料置き場 006
PEREGRINATIONS DES JENIS (YENICHES) EN FRANCE AU XIXe SIECLE
Par Alain REYNIERS - Ethnologue (Etudes Tsiganes N°2/91)
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Parmi les itinérants qui parcourent les routes de France dans le courant du XIXe siècle,
les Sinti forment incontestablement un groupe important qui se singularise notamment par le rythme et l'ampleur de sa diffusion (1).
Mais à côté d'eux, bien d'autres familles ambulantes apparaissent aussi.
C'est le cas des Jénis qui, avec des Sinti, bien qu'ils se considèrent comme des rivaux,
leur proximité est parfois telle qu'ils se montrent davantage comme compères que concurrents, ou indépendamment d'eux,
recherchent aussi de nouvelles zones de pérégrination.
Les archives contiennent des traces abondantes relatives à ces vanniers, chanteurs et musiciens ou marchands ambulants,
originaires du Palatinat (notamment de Carlsberg) mais aussi de la Hesse, du Wurtemberg ou de la Bavière.
Certains d'entre eux n'ont fait que passer le Rhin avant de s'enfoncer dans l'épaisseur du pays.
D'autres ont vécu en Suisse.
Quelques familles originaires des Cercles de Trèves, Saarlouis et Wetzlar se sont établies dans le Grand Duché de Luxembourg vers 1830,
avant d'apparaître à Liège vers le milieu du siècle, puis d'essaimer sur les routes de Belgique et du nord de la France.
D'autres s'implantent, comme la plupart des Sinti, en Alsace et en Lorraine, notamment dans la région des Vosges du Nord.
Certains y feront souche. D'autres reprendront la route selon un rythme très proche de celui adopté par les Sinti.
C'est d'eux dont nous parlerons dans les lignes qui suivent.
L'installation dans les Vosges du Nord
Sans exclure une présence de Jénis dans le Nord-Est de la France bien avant la Révolution de 1789,
nous pensons que ceux qui s'implantent dans les Vosges du Nord au début du XIXe siècle conservent des relations étroites
avec le pays allemand. Cette hypothèse est étayée par nos enquêtes généalogiques qui renvoient presque toujours
à un ancêtre né en Allemagne, notamment aux alentours de Pirmasens, Carlsberg ou Giessen.
Dans les Vosges du Nord, l'implantation effective des Jénis est probablement un peu plus tardive que celle des Sinti.
Alors que, pour ces derniers, des colonies relativement stables sont attestées bien avant 1812 à Baerenthal, Wingen et Reipertswiller,
les Jénis n'apparaissent nombreux qu'à partir de 1820. Certains d'entre eux s'implantent dans les mêmes localités que les Sinti et sont,
pour la plupart, si proches d'eux qu'il est parfois difficile de les distinguer. D'autres s'installent dans des villages différents.
Beaucoup paraissent plus mobiles que les Sinti. De même, plus que ces derniers,
ils multiplient des alliances matrimoniales avec les autochtones non-tsiganes.
A Forbach, les Jénis vivent dans les mêmes hameaux que les Sinti.
S'il est aisé de distinguer Jean MRX ou MARIX, marchand de faïence, décédé dans sa maison en 1823, comme Jénis,
il est moins facile d'identifier Pierre Gaspard WEISS comme membre du même groupe.
En 1823, celui-ci épouse une couturière locale.
L'acte de mariage nous apprend qu'il est coutelier, né à Solingen (Prusse) en 1798, fils d'un fabricant de tabac.
Par sa profession, comme par son lieu de naissance, il pourrait être Jénis.
Mais par son nom, il s'apparente sans doute davantage à d'autres WEISS, Sinti et musiciens liés aux WINTERSTEIN,
qui sont ses voisins immédiats. Le cas des FEHL ou FLORE est encore plus complexe.
Les premières mentions relatives à cette famille dans les actes d'Etat-Civil de Forbach n'apparaissent qu'en 1829.
L'une d'entre-elles nous apprend le décès de l'aïeul, François FEHL ou FLORE qui s'était installé comme cordonnier dans la localité ;
il était originaire de Sarrelouis (Prusse) et époux de Marguerite MULLER (patronyme courant chez les Yénis).
L'un de ses enfants (Jean-) Adam FEHL ou FLORE, est marié à une WEISS et s'avère proche d'André WINTERSTEIN qui apparaît
tantôt comme témoin à l'acte de naissance d'un de ses fils, tantôt comme déclarant du décès d'un autre fils.
Voilà qui suggère une parenté avec le milieu des Sinti. D'un autre côté, (Jean-) Adam est qualifié d'émouleur ou de repasseur et,
il a voyagé dans le Duché de Coburg où l'un de ses fils est né vers 1816. Voilà qui le rapprocherait plutôt des Jénis.
Thibault FEHL ou FLORE, fils de (Jean-) Adam exerce la profession de musicien comme la majorité des Sinti locaux.
En 1840, il se marie à la fille d'un cabaretier du pays. Quatre années plus tard, il est lui-même cabaretier.
Un frère de Thibault, qui n'exerce pas de profession précise, se marie en 1841 avec la fille d'un charpentier.
C'est l'époque où Henri FEHL ou FLORE, frère de (Jean-) Adam, et rémouleur comme lui,
réapparaît à Verrerie-Sophie en compagnie de Julie MARTIN (déformation de REINHARDT) son épouse du groupe des Sinti.
A Wingen, autre fief de la famille WINTERSTEIN, nous rencontrons des KAUFMANN, aujourd'hui nombreux parmi les Jénis lorrains et belges,
qui évoluent de façon très singulière. Ils sont présents dans le village dès 1803.
Le chef de famille est né en Suisse en 1779, mais son père a été chapelier à Tieffenbach, dans le Bas-Rhin.
Durant trois générations, les KAUFMANN s'incrustent à Wingen et se marient avec des enfants du pays.
Au début du XXe siècle, l'un d'entre eux suit un groupe de Sinti (les GARGOVITCH) jusqu'en Auvergne, avant de remonter vers la Lorraine (2).
Entre 1839 et 1848 apparaissent des SCHAEFFER ou SCHARTIER, rémouleurs, à Wingen.
En 1888, ils sont signalés en Meurthe-et-Moselle où l'on en trouve toujours en grand nombre aujourd'hui.
Des ZUGETTA s'installent à Wimmenau à partir de 1821. Ils ne paraissent pas liés aux ADEL qui vivent eux aussi dans la localité.
Mais en 1859, nous les retrouvons en compagnie de Sinti (de la famille WINTERSTEIN) dans le département de la Loire.
ous apprenons alors qu'ils sont domiciliés à Paris.
Par contre, les HENRIQUE ou HORNECK qui habitent Wimmenau en 1841 gravitent bel et bien dans l'orbite des ADEL
avec qui il y a un mariage. Les Jénis sont également présents à Reipertswiller.
La naissance d'un MUNTZ en 1804 passe sans doute pour un événement exceptionnel dans la capitale des Sinti.
Mais après tout, les MUNTZ ne sont-ils pas des vanniers proches des Sinti (nous les retrouverons plus tard à Lafrimbolle,
dans la Meurthe, avec ou, peu avant, les SAUZER) ? En 1828, Marguerite SCHIED ou SCHEID, fille d'une femme née en Suisse
et en condition à Reipertswiller, meurt dans le village.
Le décès est déclaré par Antoine HOFFMANN, musicien, Sinto, qui se dit non-parent de l'enfant.
Faut-il voir dans cet acte le simple geste d'un citoyen pris au hasard ?
Ou bien, sachant que l'épouse de cet Antoine est une MECKES ou MUNCK (patronyme qui existe chez les Jénis),
n'y a-t-il pas quelque lien obscur entre les acteurs ? Cela dit, il faut attendre 1840 pour noter l'installation effective d'une famille
SCHELLENBAUM à Reipertswiller. Les actes d'Etat Civil de la localité vont nous apprendre qu'il y a parmi eux des musiciens,
des marchands de savates, des journaliers. Il y aura un mariage avec une ZIEGLER (Sinti), puis un autre avec IZ (Jénis) ;
mais la plupart des unions se noueront avec des conjoints non-tsiganes. En 1862, Henri SCHELLENBAUM meurt à l'âge de 63 ans.
Il était né à Schmittshausen (Bavière Rhénane), de parents inconnus. C'est un vannier, son voisin qui déclare le décès.
D'autres Jénis se démarquent davantage des Sinti. Philippe Henri HORN naît à Berstadt (Hesse) vers 1783.
Durant la première moitié du XIXe siècle, il voyage beaucoup en Alsace-Lorraine, où nous le voyons exercer son métier de vannier.
Il a un enfant à Gros-Rederching (Moselle) en 1823, puis un autre à Marlenheim (Bas-Rhin) en 1839.
Jamais nous n'avons une quelconque trace de sa présence dans les localités occupées par les Sinti.
À Grundwiller (Moselle), il y a des DONNER à partir de 1822. Sans doute sont-ils originaires du Wurtemberg.
L'un d'entre eux est fondeur de cuiller ambulant. Il est né à Keysen (mairie d'Uchtelfangen) en 1804.
Son père, repasseur, est décédé à Dirmingen en 1814.
Sa mère, Louise BECKER est originaire de Heckrenrausbach (toutes ces localités sont situées en Allemagne) ;
elle voyage avec la famille. D'autres itinérants sont présents dans le village entre 1824 et 1825.
Parmi eux il y a des " vanniers " et des " faiseurs de paniers " dont Armand BAUMANN domicilié à Eberbach, dans le Bas-Rhin.
Joseph BECKER, fondeur de cuiller, accompagné de son épouse Barbe DONNER et de ses enfants, fréquente lui aussi la localité
à la même époque.
L'expansion des Jénis en France
Les Jénis qui empruntent les routes de France dans le courant du XIXe siècle ont, dans l'ensemble et comme ceux dont nous venons de parler,
transité par l'Alsace et la Lorraine. C'est le cas de Louis HENRIQUE ou HORNECK, colporteur de poterie de terre qui, avec sa femme
Elisabeth BECKER, est domicilié à Niederkeinschbach (Duché de Hesse-Darmstadt).
En 1831, il passe à Reyerswiller (Moselle), en route pour la Champagne.
Il y a des MAYER à Sarreguemines (Moselle) en 1815, des IC à Villerwold (Moselle) en 1824, des *VOLFANGER dans le Haut-Rhin en 1845,
des SCHUTT en 1849 à Chonville (Meuse). En 1844, le maire d'Urchentzen (Haut-Rhin) écrit à son préfet pour lui signaler que nombre d'étrangers,
vanniers, rémouleurs parcourent la province l'été et s'établissent l'hiver dans les villages, dont le sien (3).
Comme chez les Sinti, il y a des précurseurs qui n'hésitent pas à parcourir des itinéraires lointains, à s'établir dans de nouvelles contrées.
La famille MUNTZ/BAUMANN est en Seine-et-Marne en 1850. La famille CHOUCK, originaire du Haut-Rhin, réside à Montauban (Tarn) dès 1840 (4).
Des Jénis sont en Seine-Maritime, à Paris, à Lyon et aux abords du Massif Central avant 1850.
Dans l'ensemble, l'expansion des Jénis est progressive.
Les MELLARD de Sarreguemines sont signalés dans la Marne en 1845, dans la Meuse en 1849, en Haute-Marne en 1870.
Les INTERCHIT sont à Nancy (Meurthe-et-Moselle) en 1845 ; ils n'apparaîtront dans l'Allier qu'aux alentours de 1880.
Jacques BERGER et son épouse Marie KLING sont dans le Dauphiné en 1865. Six ans plus tard, nous les retrouvons à Aix où ils ont un domicile.
À partir de là, ils rayonnent sur toutes les routes des Landes à la Provence. Les SCHIED ou SCHEID sont de Sturzelbronn (Moselle).
L'aïeul y est né en 1807. Il se marie à une femme du pays et exerce la profession de journalier.
Est-il Jénis ou apparenté à des Jénis ? Nous l'ignorons. Mais, si parmi ses sept fils, les deux premiers sont bien nés dans la localité
entre 1838 et 1841, les autres voient le jour entre le Grand Duché de Luxembourg et les Vosges.
Il y a donc eu une reprise du voyage en 1845.
L'aîné, Joseph SCHIED ou SCHEID, s'unit à une Manus, Barbe HOFFMANN, qui lui donne au moins deux enfants :
ceux-ci se marieront dans le milieu des Sinti (WINTERSTEIN et DEBARD). Durant la seconde moitié du XIXe siècle,
il déambule avec son frère Jean SCHIED ou SCHEID dans la Marne, l'Eure-et-Loir, le Hainaut belge et les régions limitrophes,
où il exerce la profession de musicien ambulant et d'artiste lyrique (5).
Félix SCHIED ou SCHEID, qui serait né à Luxembourg vers 1848, s'engage dans le monde forain, dirige un stand de billard et
voyage en Lorraine, en Champagne comme dans les Ardennes (6).
Les autres frères, qui pratiquent le métier de vannier tendent leur regard vers le Sud.
Quelques-uns rejoignent le Massif Central ; les autres s'implantent dans le Rhône et en Savoie où ils se mêlent aux Jénis et
aux Manus locaux (7). Les KL sont signalés à Strasbourg en 1854. Ils y sont encore en 1863.
Ils n'apparaissent dans la Haute-Loire qu'aux alentours de 1868. En fait, si l'on excepte les précurseurs,
il semble bien qu'entre 1850 et 1870, l'aire principale d'expansion des Jénis en France, au départ de l'Alsace et de la Lorraine
où ils restent nombreux, soit confinée à l'Est de la Région parisienne et au nord du Rhône.
Ainsi, si les GAIPPE sont à Lyon en 1846, les RENNER ? sont encore à Plobsheim (Bas-Rhin) en 1855 et
ils n'apparaîtront dans le territoire de Belfort qu'en 1881. Les HORN sont dans l'Aube en 1856 et les MC voyagent en Côte-d'Or à la même époque.
Les FABULET (?) sont en Seine-et-Marne en 1857.
Dix ans plus tard nous voyons les NESSENSOHN ou NOSS, NUSS et les SPRINGARD dans la Nièvre.
Les KREIT sont dans la Marne en 1869, les NESSENSOHN ou NOSS, NUSS sont signalés l'année suivante dans la banlieue de Paris.
Conclusion
La reconstitution du déploiement des Jénis en France dans le courant du XIXe siècle permet de découvrir un milieu,
qu'une image trop souvent répandue présente comme celui des marginaux du voyage.
Comme les autres tsiganes, principalement leurs voisins Sinti, les Jénis constituent un groupe à la fois complexe et
dynamique que les stéréotypes dont ils sont affublés ne parviennent pas à dépeindre correctement.
Fréquemment présentés comme vanniers, nous les voyons fondeurs de cuillers ou aiguiseurs d'outils mais aussi colporteurs, forains,
marchands de savates, maquignons, chanteurs et musiciens ambulants. Les uns se montrent très proches des Sinti,
à la fois spacialement (ils résident comme ces derniers dans les mêmes villages), socialement (ils se marient avec eux) et
économiquement (ils exercent les mêmes métiers qu'eux). Les autres semblent développer des voies autonomes de réalisation
dont rien ne permet d'affirmer qu'il s'agit d'entreprises de survie à la petite fortune. La vie communautaire est très prégnante dans
les villages où se regroupent les familles de Jénis.
Visiblement, certains, parmi eux, proviennent de milieux sociaux bien intégrés à l'économie d'une société agraire ou parviennent à s'y insérer.
La multiplication des mariages avec les Gadgé, qui parachève parfois cette insertion, ne provoque pas non plus la dilution parmi ces derniers.
Les migrations elles-mêmes, hors de l'Alsace-Lorraine, même si elles présentent des analogies avec celles des Sinti,
ne se superposent pas simplement à celles de ces derniers. En dehors des perspectives de regroupement familial qui doivent animer
nombre de Jénis, il ne faut pas non plus négliger le poids d'une logique économique :
l'implantation des familles en Bourgogne comme en Seine-Maritime correspond à la présence d'oseraies sauvages dans ces régions ;
les pérégrinations dans le Dauphiné, le Lyonnais ou en Forez sont liées à des circuits commerciaux.
Finalement, les Jénis nous apparaissent comme l'un de ces groupes qui ont pu tirer de la mobilité et de la vie communautaire
la sève de leur existence. Ils ont, par un savant mélange de traits empruntés aux cultures des Sinti et des populations implantées
en terre germanique, réussi à occuper une place méconnue mais bien réelle, dans l'univers tsigane.
Comme les autres Tsiganes, les descendants de ceux qui vécurent au début du XIXe siècle dans les Vosges du Nord
présentent une étonnante diversité de situations. Les uns vivent dans des communautés attractives alors que d'autres paraissent
s'être engagés dans une voie sans issue. Certains sont devenus célèbres : d'autres se sont intégrés.
La plupart vivent avec dignité l'existence des Voyageurs dont ils constituent, aujourd'hui en France, sans doute le groupe le plus volumineux.